Jusque dans les années 1980, personne en France ne parlait anglais. N’importe qui pouvait s’improviser traducteur littéraire. Et traduire comme bon lui semblait. Changer les mots. Inventer des phrases quand il ne comprenait pas celles du texte. Couper des passages entiers. Restructurer des chapitres. En toute impunité. Simplement parce que l’anglais, c’était difficile, et que le « traducteur » ne pigeait pas la moitié de ce qu’on lui donnait à traduire.
Une fine main, venue d’Italie
Vous croyez que j’invente ? Les traducteurs littéraires, les vrais, les sérieux, tiennent à votre disposition mille exemples cocasses. Qui vont de la littérature policière aux plus grands classiques.
Allez, un exemple pour rire. Pris dans un Agatha Christie, L’Heure zéro. C’est pas tout à fait n’importe qui, Agatha Christie : elle fut longtemps l’écrivain de fiction le plus vendu dans le monde. On aurait pu croire que son éditeur français, Le Masque, eût choisi pour la traduire quelqu’un qui parlât anglais. Mais dans le fond, pour quoi faire ?
Un chapitre s’intitule en français : « Une fine main, venue d’Italie ». J’avoue que ce titre me plongea longtemps dans la perplexité. Car il n’avait rien à voir avec l’action. Notre héros recevait par la poste, non pas une main de femme tranchée au poignet et expédiée de Florence, mais plus modestement la lettre d’une parente établie quelque part au Royaume-Uni.
Jusqu’à ce qu’un jour, par hasard, je tombe sur la version originale du roman. Je découvre alors le titre anglais du chapitre en question : A Fine Italian Hand.
Soit, en français : « une belle écriture penchée ».
Si.
Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ?
Crème irlandaise et glace française
Tout simplement parce qu’avec les e-liquides, nous sommes en train de revivre la même chose. La conjuration des illettrés. Des traductions faites par des gens qui savent l’anglais comme moi le serbo-croate médiéval. Et qui, parce qu’ils n’ont pas d’autre choix – personne, c’est bien connu, ne parlant l’anglais en France -, inventent des ingrédients qui n’existent pas.
Tenez, prenez ce liquide. Si l’on en croit le descriptif, identique sur toutes les boutiques en ligne, on y trouve de la « crème irlandaise » et de la « glace française à la vanille« .
What the duck ?
Il y aurait donc un goût particulier à la crème fraîche que l’on trouve en Irlande. Et une préparation culinaire appelée « glace française », suffisamment reconnaissable pour en baptiser un arôme. Première nouvelle.
Sauf qu’évidemment, il n’y a pas de goût crème fraîche dans ce liquide. Et que la « glace française », en cuisine française, ça n’existe pas. Tout ce fatras ne veut strictement rien dire.
Vous avez dit « crème irlandaise » ? Irish cream, c’est un drink à base de whisky irlandais, souvent commercialisé par la marque Baileys. Ça porte le nom de « liqueur de whisky ». Suffisait d’entrer dans un bar et de poser la question
Quant à la « French vanilla ice cream« , ce n’est pas la glace qui est française, c’est la vanille.
D’accord, mais c’est quoi, la « vanille française » ?
Eh bien, c’est le mot strictement américain pour tout ce qui a le goût de… « crème anglaise ». Et comme le goût de la crème anglaise, c’est avant tout celui de la vanille, la French vanilla ice cream, c’est une glace à la vanille.
Tout bêtement. Aucune glace française, aucune vanille française, aucun drapeau français n’ont été maltraités durant la préparation.
Chasseur de Bounty
Ceux qui vapent des Five Pawns auront reconnu les descriptions de cette marque. Loin de moi, pourtant, l’idée de m’acharner sur eux.
J’ai surfé au hasard. Sur un site de liquides où j’achète de temps en temps. Un site qui se donne du mal pour rédiger en français des fiches de liquides sérieuses. Mais dès mon premier essai, je trouve ça.
« Boba fait ouvertement référence (…) au chasseur de prime (sic) de la saga Star Wars : BobaFett. Le Bounty quant à lui fait sans doute référence à la célèbre sucrerie. »
Bien essayé. Mais c’est « sans doute » trop difficile, d’ouvrir un dictionnaire.
Autrement, on se serait aperçu qu’un « bounty hunter« , c’est… un chasseur de primes. C’est comme ça qu’on dit.
Quant à la confiserie qui s’appelle Bounty chez nous, elle porte aux États-Unis le nom de Mounds. Rien à voir, donc.
Le Boba’s Bounty, c’est la prime du chasseur. Pas si compliqué.
Nos traducteurs sont des oiseaux
J’ai donc demandé à plusieurs marques américaines qui effectuait leurs traductions.
Chez Five Pawns, c’est Cigatec, leur distributeur pour la France, qui se charge du travail. Le monsieur de Cigatec m’a très gentiment répondu qu’ils s’y mettaient à deux pour traduire, et se faisaient aider par un collègue en Irlande.
Visiblement, aucun des trois n’a la moindre notion de cuisine, ni américaine ni française. Mais au moins, il y a un anglophone dans la boucle, c’est déjà une marque de professionnalisme louable.
La maison Halo m’écrit : « Nous n’avons pas, en réalité, de politique officielle quant à la traduction des ingrédients« .
Alien Visions ne m’a pas répondu. Ça n’a pas l’air de les préoccuper beaucoup, que les vapoteurs français s’attendent à trouver de la noix de coco chocolatée dans leur Boba.
Quant à Alice in Vapeland, la Duchesse – Hannah, la patronne – m’a fait savoir qu’elle laissait ses deux distributeurs français se charger des traductions.
Je lui ai donc demandé qui écrivait les descriptions originales de ses liquides, en anglais. Et voici ce qu’elle m’a répondu.
Tout d’abord, un petit oiseau volette aux abords de l’oreille du Chapelier Fou ; parfois c’est un papillon. Il boit une goulée géante de thé (composée d’1,5 mesure de sucre, de 3,25 mesures de lait et de 5 mesures de thé si ça tombe un mardi), tourne trois fois sur lui-même et fait signe au loir de récupérer une de ses plumes.
Si les traducteurs procédaient tous comme cela, ils auraient davantage de chances de tomber juste…
e-Caviste
C’est tout de même curieux que les traducteurs de liquides bénéficient d’une telle impunité. Et que tout le monde, vendeurs en boutique comme vapoteurs, répètent leurs âneries sans se poser de questions. Tout de même, les choses ont changé depuis les années 80. Hein ? Dites, hein ?
Imaginez… Vous allez chez un caviste. Vous achetez une bouteille à 590 Euros le litre (!!). Le caviste dévide à votre intention une description à base de contresens, d’anglicismes et d’ingrédients qui n’existent pas. Vous rentrez chez vous. Et vous cherchez désespérément au fond du verre le goût de noix de coco au chocolat, de macaron, ou de crème fraîche venue d’Irlande ?
Ami distributeur, ami vendeur, je t’aime bien. Mais steplaît, arrête de prendre les clients pour des veaux. Un petit effort. Google est ton friend.
Toutes les photos de cet article sont extraites du Tumblr Les sous-titres de la honte. Sauf image du haut « Foreign Version » : What’s Up, Tiger Lily de Woody Allen (1966).
Bravo encore un excellent article bourré d’humour et si juste…
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup, my friend ! 🙂
J’aimeJ’aime
Sainte merde ! Tu frappes mon cul dehors ! 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Un bon moment d’humour.
On pourrait faire aussi un article complet sur le … custard
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup. Et pour l’article sur le « custard », c’est prévu au programme ! 🙂
J’aimeJ’aime
J’ai hâte … 😉
J’aimeAimé par 1 personne
OM(F)G, we’ve been ducked…
Aahhhh, merci pour cette franche rigolade par un dimanche maussade.
J’aimeAimé par 1 personne
Mon plaisir, cher ! 🙂
J’aimeJ’aime
J’avais adoré la conjuration des imbéciles… celle des illettrés vaut aussi son pesant de cacahuètes 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
J’avoue, j’ai piqué son titre à John Kennedy Toole, que j’avais comme vous beaucoup aimé. Contente que l’article vous ait plu ! 🙂
J’aimeJ’aime
(Un article en anglais du Chicago Tribune sur la « French Vanilla ») :
http://articles.chicagotribune.com/2011-02-15/features/ct-tribu-daley-question-vanilla-20110215_1_nielsen-massey-vanillas-ice-cream-french-vanilla
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup, Polo, pour cet article très clair et complet.
Je vous recommande juste, pour vos prochaines contributions, de ne pas envoyer de lien sans un rapide commentaire. Mon outil de sécurité range automatiquement de tels messages dans les spams.
À bientôt et merci de votre lecture !
J’aimeJ’aime
Je découvre votre blog, et je tenais juste à vous remercier pour cet article qui m’a fait beaucoup rire. 🙂
Sur ce, après la magnifique traduction de I’m fucking nuts insérée dans l’article, je file voir le tumblr cité. ^^
J’aimeAimé par 1 personne
Bonjour et bienvenue sur Liquid Love !
Ce tumblr est une mine, J’espère qu’il vous aura diverti.
À bientôt j’espère !
J’aimeJ’aime